E. Leclerc : à mi-chemin entre Yann Arthus-Bertrand et Apocalyse Now

Dans le film Apocalypse Now, il y a une scène qui m'a toujours marqué : celle où la vedette qui amène Martin Sheen vers la jungle aborde une jonque pour la contrôler. Le héros, Martin Sheen, est contre, mais les hommes de son unité s’entêtent : le contrôle dérape, ils ouvrent le feu sans raison, puis les matelots veulent annuler la mission pour soigner les blessés de la jonque. Et Martin Sheen a cette réflexion (à quelques mots près) : “D’abord on leur tire dessus. Ensuite on veut les soigner. Ce monde est fou.”.

Toutes proportions gardées, je trouve que cette scène illustre bon nombre de paradoxes de notre société actuelle. Et notamment, dans le secteur de la pub et de l’imprimerie.
Jules-Edouard Leclerc nous le promet, la main sur le cœur et le regard pointé vers l’horizon, il va sauver la planète de toutes ces saletés de papiers qui la polluent. Encore une fois, Leclerc avance tout seul, face au danger, pour sauver la veuve ménagère et l’orphelin.
La pub est jolie, le plan média nickel. Pensez juste à bien lire les mentions en tout petit, en bas de la page : zéro prospectus dans dix ans, migration des pubs vers les smartphones, réduction du poids et de la pagination, recyclage des prospectus ramenés en magasin, le tout à un horizon qui semble quand même assez lointain.

Leclerc lave plus vert ?
De deux choses l’une :

  • ou bien je me plante totalement, et Leclerc va mettre en place une vraie éco-démarche, à toutes les étapes de ses cycles de production et de vente : et qui sait, d’ici dix ans, de petites supérettes de proximité auront entièrement remplacé les hypermarchés de banlieue, et on n’y trouvera que le strict nécessaire, issu de producteurs locaux, vendus en vrac sans suremballage. Les livraisons seront effectuées par de petits camions électriques, rechargés à la pédale, et le lait sera vendu dans des bouteilles en verre consignées par des chefs de rayons habillés en PVC recyclés. 
  • ou alors mon cynisme prend encore le dessus, et je me dis que Jules-Edouard Leclerc ne prend aucun risque à faire de belles promesses pour dans dix ans : l'imprimé en papier recyclé, il pourrait le faire dès maintenant, non ? le passage au tout-numérique aussi (au besoin, je peux lui indiquer des solutions pour cela) ? La pub par e-mail et Smartphone : a-t’il un plan pour des data centers green et pour compenser la pollution que cela va générer ? Si oui, pourquoi ne pas communiquer dessus ? En fait, la seule chose qui soit réalisée immédiatement… c’est le plan marketing. Joli coup… enfin, surtout, joli coup porté à l'industrie de l'imprimerie et du papier.
A peu de frais, Leclerc se paye un beau buzz, sur le dos des imprimeurs et des papetiers, qui ont déjà un genou à terre. Les réactions sont suffisamment nombreuses pour que je creuse pas plus à ce niveau.
Ce qui me laisse un goût amer en fait, c'est qu'en criant sur les toits “le papier, c'est pourri”, Leclerc ruine les efforts que font les industriels sérieux de ce secteur d'activité. Car il y en a.

Donneurs de leçons vs. professionnels responsables.
Quand je me brosse les dents, si je laisse l'eau du robinet couler trop longtemps, j'ai toujours peur de voir surgir un hélicoptère du haut duquel Yann Arthus-Bertrand m'insulterait, me traitant d'irresponsable et de gaspilleur. OK, c'est vrai, je suis loin d'être parfait en la matière : je me chauffe au bois, j'habite aux confins de l'Aubrac et de l'Aveyron, j'essaye d'utiliser ma voiture le moins possible, je ne mange quasiment plus de viande, et quand j’en mange, je l'achète à des producteurs locaux. Mais bon, ça ne suffit pas : j'ai plusieurs ordis, des téléphones portables, j'achète trop de jouets en plastique à mes enfants… bref, je suis un salaud. Si si, Yann Arthus Bertrand me le répète assez souvent dans le poste. 
Lui, c'est pas pareil : chaque fois qu'il fait décoller ses hélicos, il plante un arbre au Mexique. Alors ça compte pas : “même pas mal” !! Vous voyez le lien avec Apocalypse Now ?


Je reste convaincu que la planète se porterait mieux sans hélico, sans téléphone portable, sans voiture et sans prospectus Leclerc. Poussons la logique à fond : avant de vouloir la soigner, ne la blessons pas. Bon, ok, notre quotidien serait peut-être un poil différent. Y sommes-nous prêts ?

Alors, en attendant de changer notre mode devie, il faudrait peut-être arrêter le manichéisme : tout n'est pas noir ou blanc vert.
Oui, l'imprimé pollue : mais sans le papier, nos forêts auraient sale mine. Le papier est à la pointe du recyclage : c'est probablement le matériau le mieux recyclé aujourd'hui, même si des progrès restent à faire. Et surtout, des professionnels sérieux des métiers de l'imprimerie et du papier font en silence des efforts chaque jour pour réduire leur impact, améliorer leurs processes, bref, travailler avec humilité et responsabilité. Et discrétion.

Alors quand je vois de grands communicants faire voler en éclats tous les efforts d'une industrie à grands coups de clichés, je dois bien l’avouer : ça m’énerve un peu.