La Creative Suite 5, ou le paradoxe du train de marchandises
Si vous travaillez dans le monde des arts graphiques, vous n’avez pas pu manquer THE évènement du mois d’Avril : Adobe vient de sortir la nouvelle version de sa Creative Suite, la CS5.
Je vais être très clair d’emblée : je suis impatient à l’idée de tester cette nouvelle mouture, je sais d’avance que je vais avoir la tête d’un gamin de 8 ans le matin de Noël lorsque j’installerai le soft sur mon Mac… et d’une manière générale, je suis un grand fan des productions Adobe.
Ça, c’est dit. Je ne vais pas me livrer non plus à une analyse exhaustive des nouveautés et des killer-functions de la CS5, le web regorge d’articles à ce sujet.
Non. C’est juste qu’une question me titille.
La CS2 est sortie en 2005. La CS3 en 2007. La CS4 en 2008… et la CS5, début 2010.
A chaque fois, chez Adobe, c’est LA révolution qui est annoncée à grand renfort de marketing.
Soit. Il y a des arguments qui le prouvent.
Et ce n’est pas propre à Adobe : Quark, Microsoft ou Apple font exactement pareil.
Toutefois, je me demande si ces nouveautés arrivent véritablement à convaincre des clients équipés en CS2 ou CS3 à mettre à jour leurs logiciels. Au-delà du discours marketing, est-il réellement pertinent de procéder à une migration lorsqu’on est graphiste ou D.A., et qu’on passe ses journées à faire de la mise en page print, de la retouche photo et des illustrations ?
Fondamentalement, le métier n’a pas autant évolué que cela depuis quelques années. Certes, les graphistes sont de plus en plus des hommes-orchestres qui jonglent entre le print, le web et parfois la vidéo. Mais ils s’accommodent très bien – me semble-t’il – des logiciels qu’ils ont à leur disposition.
Compte-tenu :
- du marasme ambiant dans l’industrie graphique, peu propice aux investissement,
- du rythme relativement lent de renouvellement des postes de PAO qui, à mon avis, ont une durée de vie un peu plus longue que la moyenne,
- de la fréquence très (trop ?) rapide de sortie des Creative Suite,
- et enfin, du niveau relatif de nouveautés présent à chaque nouvelle mouture
…je me demande QUI va acheter ces nouvelles versions ?
A part la société qui doit renouveler ses machines, et qui va opportunément acheter la dernière mouture de son soft, et à part les personnes qui ont besoin spécifiquement d’une des nouvelles fonctionnalités de la CS5… j’avoue que je ne vois pas.
J'imagine bien le graphiste qui va voir son patron en lui disant “– Chef chef, r'gardez, la CS5 est sortie, c’est génial ce qu’elle sait faire, on va gagner un temps fou, et proposer des nouveaux trucs aux clients. Faut l'acheter !”. Et je vois d’ici son patron lui répondre : “– T’es gentil, on va attendre que le chiffre d’affaire remonte. D’ici là, on va faire durer encore un an ou deux nos bécanes. End of story.”
Voilà. Ce qui me surprend le plus en fait, c’est qu’Adobe, comme ces confrères, ne semble pas prendre conscience du marasme auquel sont confrontés ses clients, et continue de vendre ses superbes logiciels sous la forme de boîtes, en mise à jour ou en version complète, à des tarifs qui les mettent, me semble-t’il, hors de portée de sa clientèle historique.
D’où mon paradoxe du train de marchandises…
L’attitude d’Adobe ou de Quark me fait penser à un monde imaginaire dans lequel il y aurait une usine “MINIFACTORY”, qui devrait livrer ses produits vers la ville “MEGACITY”. Or pour aller de MiniFactory à Megacity, il n’y a qu’une voie ferrée. Pas de route, pas d'avion, pas de rivière. Juste une voie ferrée.
Historiquement, MiniFactory qui tournait à plein régime achetait des trains à TYCOON Inc.
Elle avait les moyens, et son patron aimait bien les belles locomotives.
Sauf que voilà, la crise est passée par là. MiniFactory ne vend plus autant, le contexte est difficile, le chiffre d’affaires est en berne, et on économise à tous les postes. Et la vieille locomotive de MiniFactory est à bout de souffle.
MiniFactory aimerait bien acheter le dernier train de Tycoon Inc. mais elle n’en a plus les moyens.
Comment faire ?
Car Tycoon Inc. continue sur sa lancée, designe et fabrique des trains, en espérant les vendre : mais qui va les acheter ?
C’est là que RuséFûté Railways arrive, et propose des trains tous beaux tous neufs… en location et en mutualisation. MiniFactory peut donc utiliser le train de RuséFûté Railways, en payant un montant proportionnel au volume transporté et à la distance parcourue. MiniFactory est ravie, elle n’a plus d'investissements lourds à gérer, ni de trains à entretenir, et elle ne paie qu’en fonction de son usage.
Et RuséFûté Railways partage son train entre toutes les entreprises de la vallée qui transportent des marchandises vers MegaCity.
Elle vous a plu ma petite histoire ? Et ben pour moi, il me semble que les éditeurs “historiques” de logiciels, tels qu’Adobe, Quark et consorts, se comportent comme Tycoon Inc. Ils font des super-produits, tout le monde en a envie… mais au moment de commander, beaucoup font la grimace, les comptables en premier.
RuséFûté Railways… ce serait le SaaS. La nouveauté, la puissance et l’innovation, sans l’investissement. Avec un coût proportionnel au besoin et à l’usage.
Qui sait, ce sera peut-être pour la CS 6 ou Quark Xpress 9 ?
On peut se prendre à rêver.
En attendant, je vais aller jouer avec mon train électrique.